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Les Kurdes n'ont pas le droit de dire Kurdistan... moi si !
Donc direction la Turquie.
J’arrivais un soir à Adana après un transit à Istanbul. La piste était balisée par des lampes à pétrole ce qui laissait supposer un temps certain pour la mise en éclairage du terrain. Descendu de l’avion, un combi WV vînt me chercher pour m’emmener à Iskenderun, notre base de départ située à une centaine de kilomètres sur la côte.
Le lendemain, retrouvailles et inspection du matériel resté sur place de la précédente mission. Les Dodges étant H.S. nous attendions la livraison d’Hanomags. J’avais connu le Mercédes Unimog à l’armée et c’était là version " civile " de ce camion.
Les jours passaient et nous attendions toujours notre fret y compris une dizaine de tonnes de pièces de rechange diverses. Le chef de base commençait à s’arracher les cheveux quand, Latif notre interprète, lui suggéra de glisser quelques billets dans les documents douaniers afin d’amorcer la pompe à pourparlers. D’après le connaissement, tout le matos était là, quelque part sur le port…mais introuvable. Après un versement de gros billets, l’administration retrouva un camion. Puis avec quelques billets supplémentaires, une caisse de mécanique…ouverte et à moitié vide. Cela dura deux bonnes semaines pour récupérer tout le blot, ou du moins ce qui ne s’était pas volatilisé durant le périple, avec la pompe à fric ouverte en grand.
Un beau matin le convoi se forme et nous partions avec tout le bazar pour Diyarbakir quelques cinq cents kilomètres plus à l’est.
Nous accompagnaient, les chauffeurs et le chef d’équipe recrutés à Iskenderun car on nous avait assuré que passé l’Euphrate, c’était un pays de sauvages (les Kurdes !).
Le surlendemain, nous éntrions dans Diyarbakir où nous devions terminer la remise à niveau des équipements, envoyer le topo tracer les profils avec l’interprète, pour négocier financièrement le passage sur les terrains privés (qui l’étaient tous).
Nous logions à l’hôtel et la vie était assez cool car on avait une excellente indemnité de séjour. On avait même du mal à tout dépenser mais il le fallait, sinon cette allocation était aussitôt réduite par les comptables parisiens (ils recevaient nos notes de frais réels).
Les kurdes étaient sympas, pas tracassés par la réglementation.
Les feux de circulation faisaient leur boulot et les véhicules ce qu’ils voulaient. S’ensuivait un joyeux tintamarre et concert de klaxons. Un après-midi que j’enquillais un sens interdit avec mon Hanomag, j’accrochais le panneau avec les portes-patch qui dépassaient,. Un flic qui glandait à proximité, me fît des grands signes que j’interprétais comme un souhait à stopper immédiatement, ce que je fis.
A son tour, aimablement il m’aidât à manœuvrer pour me dégager du panneau, qui était bien bosselé et son poteau presqu’à l’équerre. A la suite de quoi il se désintéressât de ma personne et je poursuivais mon chemin à contresens comme tous les véhicules qui me suivaient.
A Diyarbakir il y a une jolie prison avec de grandes fenêtres, mais un peu surpeuplée -->
Un soir désirant poster une lettre, j’allais au bureau central. Il était aux environs de vingt et une heures et les guichets étaient ouverts. Chose pas si surprenante puisqu’ils fonctionnaient 24h/24h ce qui change de nos postiers français. Nous achetions d’excellentes crèmes glacées à un artisan réputé du coin qui, du jour au lendemain, ferma sa boutique. L’interprète nous apprît quelques jours plus tard que « Cet homme est en prison, son lait n’était pas bon. Il y a deux-cents morts !» Bien sûr on ne le crût pas, et pourtant c’était vrai il y avait bien un bref entrefilet au milieu du journal local qu’un " turquisant " nous traduisit.
Nous embauchâmes deux cuisiniers parlant français, Jean et André, un Arménien chrétien et un Grec orthodoxe comme leur prénom pouvait le laisser supposer. De travailler avec nous ça leur faisait des vacances car pour eux , pas de joie et de bonne humeur. Ils n’étaient plus franchement martyrisés mais les humiliations étaient nombreuses et l’accès au marché du travail très restreint. D’ailleurs s’ils n’avaient pas parlé français, nous n’aurions pas pu les embaucher.
Nous travaillions dans les environs de " Bismil ", le terrain était pourri, horrible, dégueulasse, éreintant. Les manœuvres étaient embauchés pratiquement tous les jour en fonction des villages traversés.
Arrive ma détente et trois semaines bien méritées en France. La France qui s’agite car nous sommes en mars 1968 mais je ne me sentais pas concerné et consacrait toute mon énergie à ma tendre et douce.
Après Istanbul, vol direct pour Diyarbakir où les copains devaient m’accueillir. Ben non, c’était encore un minibus qui m’attendait. Le chauffeur éjectait les autres passagers qui espéraient rejoindre facilement les infrastructures succinctes mais distantes de l’aérogare (on devait être un dizaine) et me tend une enveloppe. Un mot du party-manager qui m’apprenait qu’ils avaient déménagé et devaient se trouver à deux cent kilomètres au sud. Je trouvais également un billet de cinq-cents Lires Turques pour le taxi, la bouffe et l'hôtel (Huit à dix mois de salaire pour un Kurde moyen à l’époque). Il faisait nuit, le chauffeur voyant le gros billet me dit dans un mauvais anglais qu’il savait où la mission se trouvait et qu’il était chargé de m’emmener et qu'il allait faire de la monnaie. Si l’idée ne m’enchantait pas, je n’avais pas de plan B et je montais avec lui. Premier arrêt devant une boutique de paris ou de jeux peut-être, car il y avait des guichets. Il me demandât mon gros billet qui je je lui remettais à regret, et contre toute attente il me rendît dix billets de cinquante, chacun représentant déjà une belle somme.
S’ensuivirent des tour et contours dans Diyarbakir quand brusquement, il entrait dans un hangar assez mal éclairé où des types refermaient les deux battants dans mon dos. Il y avait là une grosse bagnole garée dans le fond. Mon chauffeur giclait de son siège et entamait une discussion avec cinq ou six mecs pas " tibulaires " mais presque. Je commençais à transpirer maudissant intérieurement le party-manager qui avait organisé mon arrivée. La discussion cessait et les gars se tournaient vers moi avec un regard où je ne lisais rien de vraiment mauvais, mais rien de bon non plus. Mon chauffeur, revenant, prît ma valise qu’il chargeait dans la grosse bagnole et me dit « C’est Youssef qui t’emmène là-bas, il me paiera après ». Je pensais après quoi ? Mon dépeçage ?
Je montais devant dans la grosse bagnole serrant mon enveloppe comme si elle pouvait me protéger. Youssef qui parlait moins de dix mots d’anglais montait et nous partions. Au passage les autres ruffians me lançaient un regard pas sympa du tout. Ils devaient regretter de me laisser partir en entier. Au bout d’une demi-heure de route, Youssef s’arrêtât. On est en pleine campagne, me baragouinait quelque chose, baissait sa vitre et prenait langue avec une tierce personne. Je ne voyais rien. La portière arrière s’ouvrît et montait un genre de guerrier (je le suppose puisque armé d’un fusil).
J’arrivais à comprendre que c’était un copain et qu’on allait faire un bout de route ensemble. Moi, pas du tout tranquille comme Baptiste, je faisais semblant de dormir la tête appuyée sur le montant tout en essayant d’avoir un œil derrière à surveiller ce que le mec pouvait manigancer. Ceci devait rapidement me donner une crampe dans la nuque que j’endurais puisque j’étais supposé dormir. Ils causaient tous les deux mais pour moi, bien que l’on fût en Turquie, c’était de l’Hébreux.
Bien soixante kilomètres plus loin et à mon grand soulagement, le guerrier descendait et nous continuions pour finalement arriver dans un village et stopper devant une maison en argile séchée. Il faisait noir comme dans un four, je finissais par comprendre que les gars de la mission viendraient me chercher au matin. Je payais le chauffeur et contre toute attente il ne me prît qu’une partie d'un de mes billets et c'est là que je me pris à penser qu'il était vraisemblablement honnête.
La baraque était de fait un hôtel avec un étage et une terrasse. Il n’y avait plus de place car " ma chambre " avait bien été réservée mais du fait qu’il était déjà deux heures du matin le patron l’avait louée entre temps. Mais pas d’inquiétude il allait me coucher. Bien évidemment le dialogue n’était pas aussi fluide mais c’est ce que je crus comprendre et ça semblait coller à la situation. Dans l’escalier apparaissait alors un adolescent encore tout ensommeillé que le patron envoyait dans une autre pièce et nous montâmes sur la terrasse où dormaient déjà quatre autres clients. Il m’indiquait un lit de camp encore tiède et retournait se coucher. Moi qui avait espéré prendre une bonne douche après ce long périple, c’était raté. Je tirais la couverture râpeuse sur moi et restais aux aguets car il me restait une somme plus que rondelette sur moi et je n’avais aucune idée de l’endroit où je me trouvais (je crois bien que c’était Dara) ni avec qui je partageais le ciel nocturne.
Une petite précision au sujet des prix. Les transports étaient très peu chers. Si je n’ai plus le souvenir du coût de la course en taxi, je me rappelle qu’en 1968, pour traverser toute la Turquie d’ouest en est (1500 Kms), en car c’était 5€ et en camion 1,2€ (Debout dans la benne). Cela peut paraître tentant sauf que sur les routes , tous les trois à quatre kilomètres, on apercevait souvent, qui un car, qui un camion, entièrement ratatinés au fond d'un ravin avec le nombre de morts y afférent.
Au matin Leblond, le mécano, venait me récupérer. La mission, après une prospection aux environs de Mardin, se préparait à partir dans la région de Nusaybin, à la frontière Syrienne. En effet, le client (une compagnie pétrolière turque) avait eu une idée géniale, c’est du moins ce qu’il pensait. Il souhaitait que l’on prospecte le long de la frontière afin d’avoir une bonne raison d’implanter ultérieurement des puits de forage et de forer EN BIAIS SOUS LA FRONTIERE pour essayer de rejoindre les nappes syriennes dont nous voyions les puits à l’œil nu.
Un de nos géophysiciens lui démontrait l’ineptie d’un tel projet, sans oublier les conséquences diplomatiques au cas fort probable où les choses seraient découvertes. Donc nous restions dans les plans initiaux au beau milieu de ce terrain de merde.
Parlons-en de ce terrain.
A perte de vue s’étendaient de vastes plaines plus ou moins vallonnées, couvertes de végétation basse et surtout de gros cailloux et rochers.
Comme il était pratiquement impossible de faire circuler le camion-poids et le labo sans casser les châssis, nous avions un bulldozer qui était censé tracer une piste dans ce chaos. Je dis censé car s’il enlevait bien les plus gros rochers, il peinait à reboucher les excavations ainsi découvertes et il créait latéralement deux rangées de terre et roches comme après le passage d'un chasse-neige.
A la finale, pour emmener les camions hors piste c’était mission presque impossible. De toute façon, je me rendais rapidement compte que les déplacements à pied étaient plus rapides mais il restait à transporter le matériel. Au bout de quelques jours, le déplacement sur le terrain était devenu une hantise.
De plus, nous avions des flûtes écrasées en quantité inquiétante (cinq à six par jour) qu’il fallait bien réparer après le boulot. Si nous rentrions plus tôt le soir par rapport au Sahara, surtout pour ne pas se faire canarder la nuit, ces réparations nous prenaient trois à quatre heures à la veillée donc les nuits restaient courtes. Le climat était chaud, humide et dans nos placards à dormir (un par placard), comme il n’y avait pas de clim, la porte ouverte, nous essayions de dormir dévorés par des nuées de moustiques.
Durant une période particulièrement chaude nous arrosâmes nos matelas avec un seau d’eau tous les soirs ; par la suite cela s’avérera très profitables au développement de rhumatismes divers et variés.
Pour la première fois de ma vie je me levais le matin, déjà crevé et presqu’angoissé à l’idée de la journée qui commençait. Chacun comptait les moustiques morts au combat et on portait un toast au vainqueur.
Chaque hameau traversé voulait faire embaucher ses habitants et comme il arrivait que l’on en traverse deux ou trois dans la même journée c’était un casse-tête permanent pour Latif qui partait la veille visiter les chefs de villages et/ou hameaux.
Un soir arrivait une vieille Kurde en costume traditionnel, avec une certaine prestance et des yeux vifs. Un sourire en or vingt-quatre carats mais elle ne souriait pas réellement.
Accompagnée par quatre gardes du corps armés de coutelas et de Kalachnikov, ça ressemblait à une délégation. Ella s’adressât à nous via Latif, l’interprète : « Cette femme est la cheffe du village là-bas. Personne de son village n’a été embauché » Ben oui mais on ne traverse pas son village « Oui mais elle commande aussi dans quatre villages des alentours. Si on n’embauche personne elle reviendra demain et bloquera le chantier ». Pendant que Latif traduisait elle nous regardait mi féroce, mi désinvolte. « Bon ! On prendra trois hommes dans chacun des quatre villages pendant deux jours et après, basta ! » Cela la satisfaisait pleinement, elle faisait montre à peu de frais, de son autorité sur la gente masculine, ce qui là-bas n’est pas chose ordinaire. Nous essayions de contenter tout le monde, ce qui s'avérait impossible. Pour nous rendre sur le chantier, à chaque village traversé, nous étions caillassé, même si la veille ou trois jours auparavant on avait fait travaillé des gars du coin.
Le mécanicien poids n’avait pas été encore affecté et le chauffeur Turc étant complètement nul, je passais quelques journées à lui montrer comment il fallait faire. Le profil passait en plein milieu d’un hameau et comme ils nous avaient caillassé le matin même, au lieu de contourner, je suivais scrupuleusement les petits drapeaux. A chaque chute du poids, je notais l’effet sur les murs des maisons. C’était parfaitement dégueulasse mais je commençais sérieusement à disjoncter.
Beaucoup de manœuvres venaient travailler avec un fusil et nous avions eu des scènes de western avec deux adversaires se canardant protégés par des rochers, l’activité du chantier continuant comme de rien. Un jour une Land-Rover bourrée de gendarmes arrivait au labo et par chance Latif était là. Il nous montrait une photo et dit : « Cet homme a tué un homme ils viennent l’arrêter ». Bon ! Qu’ils fassent leur boulot. Bien sûr leur arrivée n’était pas passée inaperçue et le tueur était déjà prévenu.
Le train sifflera trois fois...
D’un côté, six gendarmes qui tentaient une manœuvre d’encerclement, de l’autre, un quidam en position surélevée (savoir utiliser le terrain) essayait d’allumer les gendarmes avec son fusil. Les gendarmes répliquaient, qui au pistolet, qui à l’arme automatique mais sans prendre de vrais risques. La séance dura une bonne heure avant qu’ils ne s’aperçoivent que leur suspect avait disparu. Comme ils n’osaient pas rentrer dans les villages la nuit tombée, le gars avait de bonnes chances de passer en Syrie ou en Irak.
Il est utile de préciser que les gendarmes étaient des appelés, ce qui explique leur manque d’entrain à aller s’en prendre une. Malheureusement pour les Kurdes, la situation allait énormément changer au cours des années suivantes et ils le paieraient au prix fort, surtout les civils (on y reviendra).
Lors de ma dernière détente, J’avais rapporté un poignard de para que je portais ostensiblement à ma ceinture. A la suite de quoi j’avais cru déceler comme une pointe de respect chez nos ouvriers, à tout le moins un changement d’attitude plutôt positif puisqu’ils m’invitaient à boire le café au cours des pauses.
Un jour que le client venait nous rendre visite, il était accompagné par le colonel du district, lequel remarquait mon poignard et demandait à le voir puis me faisait dire par l’éternel Latif que je ne pouvais pas porter une telle arme ce qui était interdit en Turquie. Je le regardais pour voir s’il ne se foutait pas de ma poire mais il avait l’air sérieux comme un Pape. Je demandais à Latif de lui dire que j’appartenais à une vieille famille de croisés "Les Fous de Dieu" et que ce poignard était un signe distinctif et honorifique, un peu comme pour lui, ses galons de colonel. Je ne sais comment Latif traduisît ma vanne mais le gars opinât et me rendit mon matos.
Peu après nous installions un nouveau camp sur une portion de plateau planté de longues herbes sèches. La journée s’était passée dans des champs de pastèques. J’étais au poids, en présence du paysan propriétaire, Latif un carnet à la main comptait le nombre de pastèques que nous écrasions. La chaleur était intense et de temps à autre j’allais m’en couper une tranche bien juteuse. Les gamins avaient pris l’habitude de passer sous le poids dès qu’il était remonté et c’était à celui qui passerait juste avant son décrochage. J’avais bien essayé de les dissuader ce qui n’avait servi à rien et m’inquiétais d’autant plus que j’avais vu un manœuvre en Algérie à qui c’était arrivé par accident. Il ne l’avait pas pris sur la tête mais sur l’épaule gauche ou plutôt sur son ex épaule gauche car à la suite de ça il lui manquait un bon tiers du tronc. Inutile de dire qu’il n’y avait pas survécu.
Revenons à cette fin de journée pas désagréable pour une fois. Il y a là, à proximité du camp, un petit cours d’eau, rien de tumultueux mais c’est gentillet. Avec La Fraise, ayant été alertés par des gémissements et des chocs assez forts, nous contemplons non pas des amours ancillaires mais deux tortues en train de s’accoupler. C’est violent. La grosse tortue (la femelle) est heurtée à l’arrière, tamponnée avec force par la petite (le mâle), puis il essaye de la pénétrer en montant dessus mais avec la différence de taille ce n’est pas chose facile. Il y parvient au bout d’une dizaine de minutes. Son cou est en extension maximale et il émet des hans de bûcheron en plein activité. Un râle plus long met fin à la copulation et on se précipite sur les deux vedettes malgré elles. Le mâle est toujours en érection et semble bien équipé quant à la femelle elle en a pris plein sa besace. Ravis de cette séance de culture générale nous rentrons au camp.
Le reste de l’équipe était au bar et en approchant nous voyions de la fumée s’élever vers la tente mécanique, puis des flammes, vers les couchettes aussi, puis tout autour du camp. Des cons avaient foutu le feu aux herbes pensant nous faire griller mais l’herbe n’était pas assez dense pour que le résultat soit probant. Seule la citerne d’essence pouvait provoquer quelque inquiétude.
Les amateurs de Ricard furent condamnés à le boire moins dilué puisque leur réserve de flotte avait servi à circonscrire quelques foyers récalcitrants.
Autre jour, autre affaire.
Dans un village nous avions été amenés à employer des hommes pendant deux semaines et le chef du village très content nous invitait à un méchoui. La scène se passait sur le toit en terre d’une des maisons. Assis en tailleur, nous étions six plus Latif, le chef du village et son fils ou un de ses fils. Des femmes apportaient des plats et deux hommes posaient le mouton pas très gras ni gros, sur un linge devant nous. Au signal nous commencions à manger viande et légumes et à boire du vin. Au bout d’un quart d’heure, tout le village était debout autour de nous et regardait. J’allais reprendre un beau bout de barbaque quand Latif dit : « Les gens du village, ils attendent pour manger. On doit partir. » C’était mon méchoui le plus bref et le moins rassasiant.
En rentrant au camp, la tente mécanique avait été cambriolée. Avaient disparu quatre roues montées de camion-poids (250Kg chaque), deux boîtes de vitesses automatiques et de l’outillage. Le lendemain arrivait tout sourire le chef du village de la veille à qui Latif explique le cambriolage. Le gars sans se démonter dit : «Oh ce sont sûrement des enfants ils adorent jouer avec des roues. » !!!!
A midi tout était retrouvé en bordure d’un champs.
J’ai parlé des militaires appelés qui faisaient fonction de gendarmes. Un bonne partie d’iceux était déployée tout le long de la frontière Irako-Syrienne.
Tous les cinq kilomètres il y avait un mirador en bois ou en dur occupé par des bidasses et entre, tous les cinq cents mètres, une espèce de niche en terre qui servait de poste de guet à une sentinelle qui passait sa garde allongée dans ce caveau.
La frontière était matérialisée par une clôture identique à celles utilisées pour les moutons chez nous. Donc pas bien dure à franchir. Ensuite un no man’s land d’une centaine de mètre et la même clôture côté Syrie.
La nuit, les Kurdes qui avaient mal accepté le partage de leur territoire, faisaient passer les moutons de d’Iraq en Turquie, de Turquie en Syrie et lycée de Versailles ; ce que n’admettais pas trop le gouvernement.
Donc quand un trouffion surprenait un passeur ou plus exactement son troupeau, il alertait ses collègues proches qui rappliquaient et faisaient un carnage parmi les moutons (qui n’étaient pas perdus pour tout le monde). Le passeur, quand il ne faisait pas partie de l'hécatombe, n’avait plus qu’à trouver d’autres moutons. et vraisemblablement un slip de rechange.
Le long de cette frontière s’étirait une piste dans un état acceptable. Si l’on allait vers l’ouest (ce qui était mon cas présentement), nous avions à gauche de la piste la clôture frontière et à droite, les miradors et les niches à bidasse.
Ce jour-là, j’emmenais trois prospecteurs à Nusaybin attraper un hypothétique avion, sûrement à élastique vu la taille de son aéroport.
J’avais deux passagers devant et un sur le plateau. Nous passions devant un mirador où des bidasses avec leur barda, faisaient un vague signe de stopper. Je n’en avais cure parce que la Turquie j’en avais plus qu’assez. Nous étions pressés et je faisais ronfler le moteur de mon Hanomag. Cent mètres plus loin le gars derrière tape sur la cabine et gueule sur le côté : « Arrête, arrête ils nous tirent dessus ». Stop, demi-tour et retour à la case mirador.
Je sautais de mon siège, hors de moi. Avec de grands gestes je les traitais de tous les noms…qu’ils ne pouvaient comprendre, mais ils voyaient bien que j’étais pas content, content. Je glissais incidemment le nom du colonel dans mes invectives et reprenais ma route. Les bidasses avaient l’air penaud et après réflexion, je crois maintenant qu’ils partaient tout simplement en permission et cherchaient un moyen de transport.
Grâce à Dieu, à Allah et à tous les dieux existants ou pouvant exister, ce n’était que des appelés et pas la troupe de salopards à Ergogan.
Et nos flûtes, coupées qu’il fallait réparer jusque à point d’heure (3H du mat parfois).
Maintenant on savait que c’étaient les manœuvres qui les écrasaient avec des cailloux car ils avaient fini par comprendre que pendant ma recherche de la flûte en cause, ils pouvaient se reposer et ne rien faire.
Je ressemblais à une cocotte-minute dont la soupape est bloquée.
J’étais au labo avec La Fraise et un indicateur de signal s’affolait. Pas de doute, un gars devait taper comme un sourd à côté d’un sismo. Je sautais dans mon camion, d’après le numéro de l’indicateur je savais grosso-modo d’où ça pouvait venir. Cinq minutes plus tard j’étais sur zone et je vis, courant dans la colline en face un zig qu’avait l’air très pressé.
Je trouvais facilement la flûte défectueuse et un joli caillou bien pointu avec des bouts de caoutchouc dispersés et la flûte coupée en deux. Je cavalais jusqu’à la colline, la gravissais, et une fois au sommet je découvrais en contrebas, un joli petit village d’une vingtaine de maisons, avec son arbre au centre de la place de terre battue. Les arbres sont rares là-bas, aussi un village qui se respecte doit avoir un arbre sur sa place voire un bouquet pour un gros village mais au moins un arbre, c’est une richesse.
Tout était immobile dans ce village mais je savais que j’étais épié par plus d’une paire d’yeux. J’avais les mâchoires crispées, retournais au camion puis au labo, me saisissais du jerrycan accroché à l’arrière, « Qu’est-ce que tu fous Wladimir ? (mon surnom) » Je ne répondais rien, et repartais à l’emplacement du délit. De là je partais à pied, mon jerrycan à bout de bras, franchissais la colline, arrivais dans le village et me dirigeais droit sur l’arbre. Je vidais consciencieusement le jerrycan sur le tronc, aspergeais quelques maigres feuilles et allumais le bazar. Puis, sans un mot et sans un regard vers les maisons alentour je retournais à mon camion, puis au labo. La Fraise pensait que j’avais flambé une maison mais fût à peine rassuré lorsque je lui dis que c’était l’arbre car il connaissait la force symbolique du truc.
J’appris par le colonel du district venu m’arrêter que j’avais déclaré la guerre au village et que les conséquences pouvaient être incalculables (ben tiens !). Le client était là aussi et comptait les points. Maintenant que j’étais calmé, je ne comprenais pas pourquoi un village qui avait la puissance de feu d’un destroyer, n’avait pas réagi. Ils auraient pu me pulvériser en deux coups les gros ou m’égorger comme ils l’avaient fait à un couple de touristes Allemands venus planter leur tente dans le coin un an auparavant.
Bon le colonel voulait m’emmener et le reste de l’équipe dit « Si vous arrêtez Wladimir, on stoppe le chantier et on rapatrie tout le matériel à Iskenderun » Là, le client dit quelques mots au colonel et celui-ci me réclamât mon poignard pour me laisser en liberté. Il devait considérer ça comme une prise de guerre ce qui mît fin au litige.
Cette action d’éclat modifiait à nouveau mes relations avec les ouvriers qui devaient considérer que j’étais, soit un attardé mental, soit un redoutable fêlé. Je pencherai pour les deux options.
Une autre fois, dans un terrain encore plus caillouteux, je crevais littéralement de soif et j’hésitais à faire une heure de déglingage de dos pour aller boire au labo. Après une fausse côte, apparaissait un ilot de verdure à environ trois cents mètres de la piste. J’allais voir et découvrais un gros ru qui serpentait à travers la caillasse avec des bosquets çà et là.
Une petite brise me poussait gentiment vers l’eau bien fraîche que je buvais avec soulagement. A un moment le vent tournât et une odeur de pourriture entêtante vînt agresser mes narines. Je me relevais et allais voir ce qui se passait derrière les buissons. En amont, le ru faisait une jolie boucle et là , à portée de main, en plein dans l’eau, un mouton les tripes à l’air finissait de se décomposer.
En dehors des mouches, un grouillement de gros vers blancs s’activait dans la ventraille de l'ex mouton. J’avais déjà moins soif.
Novembre vit arriver la saison des pluies, en une journée tous les camions étaient immobilisés, certains enfoncés jusqu’au chassis. Nous devions attendre une semaine avant de pouvoir les dégager un à un pour les stocker sur terrain dur.
On pliait les gaules. Dernière soirée avec un buffet offert aux manœuvres.
Trouvant le boulot trop pénible, les chauffeurs Turcs étaient partis brusquement quelques mois auparavant. Parmi les Kurdes qui les avaient remplacés, j’avais lié une certaine forme d’amitié, ou à minima, un fort respect mutuel et plusieurs me proposèrent de venir passer ma dernière nuit dans leur famille. Le party manager s’y opposât craignant sans doute que ce soit réellement ma dernière nuit... sur terre.
Deux jours après le convoi était formé. J’héritais du camion-poids auquel était accroché un Hanomag, auquel était attelé un trailer, auquel était attelé un groupe électrogène.
Roulez petits bolides direction Iskenderun, ce qui nous prît trois jours un de plus qu’à l’aller.
A Iskenderun la pluie battait son plein et les familles de maisons proches étant inondées nous mîmes en route quelques pompes motorisées pour vider leur demeure. Ils nous en étaient reconnaissants, beaucoup plus que ceux vers qui l’eau évacuée faisait monter le niveau.
Je pris une photo du ministère de la marine … isolé par les eaux ! On s’amusait de pas grand-chose.
Fin de mission, pour moi, objectif détente. Quelques jours plus tard, chez ma future fiancée je n’allais pas bien du tout. Le docteur diagnostiquait une hépatite A. J'eus une brève pensée pour mon mouton dans la rivière qui, apparemment, n’était vraiment pas frais.
Je restais hors service trois bons mois.
Ayant été désigné pour la mission qui redémarrait, j’avais laissé ma valise à Iskenderun ; mais avec ma jaunisse, la boîte me réaffectât à une mission sable. Donc deux braves prospecteurs partant en détente la rapportaient gentiment au bureau de Paris. A leur arrivée à Orly, le douanier leur demande d’ouvrir leurs bagages (problèmes de drogue avec la Turquie déjà), ainsi que ma valise qui était fermée à clé et dont ils n’avaient pas le plus petit brin d’embryon de clé, explications, suspicion. Ils sont emmenés dans le local de fouille, la douane casse ma valise et eux sont mis à poil pour recherche approfondie (c’est le cas de le dire). J’en revis un six mois plus tard et je trouvais qu’il me battait froid.
Comme quoi l’humain est versatile.
Maintenant c’est moins rigolo et même pas rigolo du tout.
Je crains qu’il nous faille un bref rappel historique pour essayer d’appréhender la situation.
Après la première guerre mondiale les vainqueurs se réunirent pour se partager les territoires qui avaient soutenu les " forces du mal ". C’est le traité de Sèvres en 1920 dans lequel il est prévu la création d’un état kurde et l’octroi à la Grèce d’une partie de l’Anatolie où une forte partie de la population est grecque , ce que la Grèce trouvait insuffisant et conquierait du territoire jusqu’aux portes d'Ankara. Conquête accompagnée des massacres rituels de civils (Turcs en l’occurrence).
Mais un petit gars nommé Mustafa Kemal Attatürk ne l’entendait pas de cette oreille et il refusât que son pays soit morcelé au seul profit des alliés. Donc il se mit à guerroyer à tour de bras, et repoussait les Grecs qui avaient envahis l’Anatolie. Les Turcs à mesure de leur avance commettront à leur tour des massacres de civils assez gratinés, ce que voyant, les alliés se dirent, il faut réviser tout ça et ils conclurent le traité de Lausanne de 1923 qui partageait le Moyen-Orient .
Là plus de territoire kurde au grand bénéfice de nos amis anglais (encore eux) qui récupéraient de fait, l’Irak avec la partie du Kurdistan correspondante riche en eau et en pétrole (vu l’astuce ?). Idem pour la France avec la Syrie, France qui après ses atermoiements coutumiers remettait Diyarbakir à Attatürk avec que tout ce qui se trouvait dessous jusqu’à la frontière Syrienne.
Interdit de parler Kurde, interdit de prononcer le mot Kurde puis déportation et dispersion de milliers de Kurdes vers l’Anatolie centrale et implantation de Turcs de souche au Kurdistan turc.
Plusieurs soulèvements sont réprimés, comme de bien entendu, dans un bain de sang. Le PKK (le parti des travailleurs kurdes) fait son apparition en 1984 et c’est la guérilla classique. Je te fais péter une bombe là, tu viens raser mon village, alors je t’en fais péter une plus grosse ici et tu viens raser deux villages …et ainsi de suite. Il y eut bien une trêve au cours des années 2000 mais Erdogan avec son AKP décide d’éradiquer les terroristes kurdes (qui ne font que réclamer leur droit à disposer d’eux-mêmes) et des dizaines de villages, pour ne pas dire centaines, sont rasés, les commerces des villes pillés des centaines de Kurdes exécutés par la vaillante armée. Comme au temps des nazis les exactions sont commises dans la plus totale impunité et l’indifférence de la communauté internationale en général et de la communauté européenne en particulier.
Les journalistes kurdes d’opposition sont éliminés soit par l’armée, soit par la police spéciale type Gestapo. Les accès à toute la région sont interdits aux journalistes qui voudraient s’y risquer de même qu’aux députés ayant demandé une commission d’enquête. Les secours aux blessés sont empêchés voire condamnés.
C’était en janvier 2016 à Cizre : « La plupart de ceux qui sont dans la cave sont blessés, et tous souffrent de déshydratation depuis une semaine. Nous avons pu leur parler par téléphone ou échanger des SMS, mais depuis samedi, pas de nouvelles. L'hôpital est à cinq minutes en voiture. Ce quartier est sous contrôle des forces de l'ordre, mais elles refusent d'évacuer les blessés ». Tous seront morts et l’armée turque expliquera que ce n’étaient que des terroristes y compris femmes et enfants.
En 1941 en Russie, les nazis avaient les Einsatzgruppen, chargés d'éradiquer juifs, politiques et tout individu ou groupe d'individus qui pouvait sembler suspect ou qui était susceptible de devenir suspect (!). En Turquie, Erdogan a amélioré la tactique. Là, pas question de groupes officiels mais des individus motivés, sélectionnés chez les condamnés de droit-commun (tueurs, violeurs, pervers etc.).
Avec la bénédiction du ministre de l'intérieur, ils sillonnent les villes et villages Kurdes à la recherche de partisans. Ils sont payés à la tête (qu'ils doivent rapporter à l'autorité). Ils ont tous les pouvoirs d'interrogatoire, de torture et de mort bien sûr. Un repenti a avoué avoir mis des cartouches dans les poches de suspects (homme, femme, enfant)pour en faire un partisan, donc une tête à rapporter puisque c'est la paye au bout. Il a également reconnu que, si au début c'était parfois difficile (sic), par la suite, il prenait vraiment du plaisir à la torture et aux exécutions.
De toutes ces villes que j’avais connues riantes, animées, populeuses, la plupart ne sont plus que des tas de ruines en partie ou en totalité. Le PKK est accusé par le gouvernement turc d’avoir bombardé ces villes, mais la chose bizarre est que presque tous les bâtiments publics ont été épargnés alors que les maisons les jouxtant sont par terre. Il est avéré qu'à la suite de bouclages de quartiers par l’armée, on a retrouvé juste après des cadavres bien allongés disséminés dans les gravats… étrange non ?
Pour refermer la boucle, rattacher les deux bouts, faire un truc bien rond, il est bon de savoir que lors du génocide arménien perpétré par les "Jeunes Turcs", le parti au pouvoir, parmi les gardes qui convoyaient les civils vers la mort, il y avait pas mal de Kurdes et que des bandes de bandits kurdes massacraient dans la joie et l’allégresse des groupes entiers d’Arméniens avec l’approbation bienveillante des soldats turcs présents.
A la défense desdits soldats il faut signaler qu’ils s'évitaient ainsi une longue et pénible marche dans une ambiance plus que déprimante.
Alors ? Qui de l’œuf ou la poule ?
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